Troisième partie



Dans la Cathédrale St Etienne d'Auxerre

Notes d'Art et d'Histoire




          Les peintres qui, sur l'ordre de François de DINTEVILLE, IIème du nom, couvrirent de fresques les parois de l'ancienne chapelle St Georges, ne voulurent pas laisser dans l'incertitude les admirateurs de leur gracieux cortège d'inspirées.¹
          Ils précisèrent par des légendes fort explicites le nom de chacune d'elles, l'objet particulier de leurs prophéties, l'âge qu'elles avaient au moment où elles rendirent leurs oracles. En cela, ils furent sages. Malheureusement, le temps a fait son oeuvre, et leurs étranges voyances ne sont plus guère qu'un souvenir.
          Les orgues qui ont envahi la chapelle ne permettent d'ailleurs plus aux visiteurs de les voir.
          Elles occupaient deux rangées superposées de médaillons d'une hauteur de 83 centimètres, chaque rangée comptant quatre médaillons. Une troisième rangée, depuis longtemps complètement effacée, n'a-t-elle pas jadis portée à douze le nombres des Sibylles ? Je dirai plus loin les raisons que j'ai de le supposer. Mais d'abord, je relève les inscriptions, en caractères gothiques, des médaillons, telles qu'il était encore possible de les lire au siècle dernier.

                                                               La Sibylle Lybique tient un cierge à la main. Légende :
                                                                                    << Sibille libica aagee
                                                                                    de XXIV ans a predit
                                                                                    que Jesus pour humain lignage
                                                                                    viendroit rempli du Saint-Esprit.>>
                                                               La Sibylle de Tibur :
                                                                                    << La Sibile Tiburtina,
                                                                                    Aagee de vingt ans, a dites
                                                                                    Que Jhesus le Sauveur sera
                                                                                    De plusieurs buffes beffete.>>
                                                               La Sibylle de Delphes :
                                                                                    << Sibile Delphica, en l‘aage
                                                                                    de XXI ans a determine
                                                                                    Que Crist par gens remplitz de raige
                                                                                    Sera d'épines couronne.>>
                                                               La Sibylle de l'Hellespont :
                                                                                    << Sibile Eleepontia,
                                                                                    Aagee de L ans, racompte
                                                                                    De Jesus et prophetisa
                                                                                    Que en croix seroit mis à honte.>>
                                                               La Sibylle de Phrygie :
                                                                                    << Frigea Sibile ancienne
                                                                                    Predit la resurrection
                                                                                    de Jesus ; à tous vous souvienne
                                                                                    De la premeditation.>>

          Hélas ! Depuis que la forêt des tuyaux d'orgue a envahi la jolie chapelle de St Georges, les pauvres Sibylles sont prisonnières derrière l'épais rideau qui les plonge dans une perpétuelle nuit.
          BARRES s'est plu, au cours du récit de sa visite à la cathédrale, à évoquer le souvenir de la Sibylle des Cumes dont les restes desséchés étaient conservés dans une urne précieuse au milieu du temple d'Apollon. Les enfants qui passaient près d'elle s'amusaient à lui crier :
"Sibylle, que veux-tu ?" Et de l'urne, une voix répondait, rapide comme un écho :
"Je voudrais mourir !"
          Je ne puis m'empêcher de me rappeler cette scène légendaire lorsque je songe aux tristes recluses de la chapelle St Georges. Elles sont là, comme des vestales infidèles jetées vivantes au tombeau, et chacune d'elles sans doute, si leurs lèvres pouvaient parler, répéterait le cri tragique de la Cumane...
          Du moins, je me dis ces choses, en sachant bien qu'elles sont du domaine de la pure fantaisie. Puis je me prends à imaginer les antiques messagères reprises, un instant, par le fol espoir de revoir un jour la lumière et cherchant tout-à-coup à bercer leur ennui en inspirant au maître dont les doigts courent sur le clavier d'ivoire les plus merveilleuses harmonies à la louange du Seigneur qu'elles ont jadis annoncé...


                                                                                                                                                                        Abbé René FOURREY

                                                                                                                                                              Professeur au grand séminaire de Sens

                                                                                                                                                                                   1934


¹ M. Emile MALE dans on ouvrage sur
"L'art chrétien de la fin du moyen-âge"
signale ces sibylles, mais il commet une erreur lorsqu'il indique la place qu'elles occupent
"A la cathédrale d'Auxerre, écrit-il, le buffet de l'orgue a
"été décoré, au XVIème siècle, de peintures représentant les Sibylles."
C'est sur la muraille même de la chapelle St Georges, entre la fenêtre aujourd'hui condamnée et l'ouverture donnant sur le transept, qu'elles se trouvent.
On chercherait en vain dans la cathédrale l'orgue du XVIème siècle. Les Huguenots détruisirent en 1567 celui que François 1er de DINTEVILLE avait fait installer près de la porte d'entrée de la nef, dans la première travée du collatéral nord. Quant à celui que fit construire au même endroit Jacques AMYOT, et dont le transfert à l'angle du transept méridional, contre la chapelle de St Georges, fut effectué en 1768, l'église de Toucy le possède depuis 1900. L'orgue installé actuellement dans l'intérieur même de la chapelle St Georges est tout moderne.




Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l'Yonne
Année 1903

Sciences historiques

Une fresque des Sybilles dans la cathédrale d'auxerre

par M. Ch. DEMAY



          ... A l'époque où s'opérait ce mouvement considérable de retour à cette architecture qui avait brillé d'un si vif éclat dans la Grèce antique, et jouissait de tout le prestige qu'inspire la nouveauté, c'est-à-dire au commencement du XVIème siècle, la cathédrale d'Auxerre était bien près d'être arrivée à l'état où nous la voyons maintenant. On travaillait activement à la construction de la tour qui ne fut achevée qu'en 1543. Le portail latéral nord, dit de St Germain, venait d'être terminé et décoré de verrières splendides, par les soins de François 1er de DINTEVILLE, qui y avait fait mettre ses armes. La chapelle St Georges, la dernière de la nef du côté droit, où sont aujourd'hui les grandes orgues, venait également d'être achevée. La première chapelle de la nef du côté gauche n'existait pas encore, sa construction en avait été différée pour maintenir au pied de la tour un espace libre suffisant pour son édification complète ; elle ne fut construite que plus tard et ne reçut même sa verrière que vers 1630. Ces deux chapelles furent construites dans le style de la Renaissance, avec fenêtre en plein cintre.
          Pendant la même période l'église d'Auxerre fut gouvernée par deux évêques : François de DINTEVILLE, succédant à Jean BAILLET, de 1514 à 1530, et François de DINTEVILLE, deuxième du nom, son neveu, qui mourut le 27 septembre 1554. Ces deux prélats, mais surtout le second, amis des arts et artistes eux-mêmes, enrichirent la cathédrale d'œuvres de sculpture et de peinture remarquables. En 1543, François II consacra à ces travaux une somme importante, dont partie fut employée à orner les piliers de l'église de sculptures brisées par les Huguenots en 1567, et partie en peintures à fresque. Il reste de cette époque un tableau sur bois représentant la lapidation de St Etienne, que M. Victor PETIT, dans l'ignorance de son origine, attribuait à Jean COUSIN¹, mais qui est l'œuvre du chanoine Félix CHRESTIEN².
          Placé du temps du Chapitre dans la chapelle de la Vierge, alors de St Alexandre, il y était bien en évidence ; il vient d'être relégué dans la première chapelle de la nef, côté gauche, endroit peu favorable pour en faire ressortir le mérite.
          François II fit peindre à fresque sa chapelle. Des restes de cette peinture se voient encore près de la porte d'entrée. Il fit représenter dans la chapelle de St Sébastien, la dernière à gauche de la nef et attenant au transept, les portraits des évêques d'Auxerre vénérés comme saints dont l'office se célébrait. Il applique enfin tous ses soins à faire de la chapelle St Georges un véritable bijou en la faisant couvrir entièrement de peintures, aujourd'hui bien endommagées, sauf la voûte peinte en bleu semée d'étoiles d'or et les nervures de la même couleur relevée d'un filet rouge et or. Sur un des côtés de cette chapelle est représentée la scène de la transfiguration. Le Christ est de grandeur naturelle, la tête nimbée de rayons d'or et étendant les bras au-dessus de deux personnages en adoration personnifiés l'un par le mot HELIAS, l'autre par celui de MOISES. Au-dessous on lit en caractères gothiques, ce passage de St Mathieu :
"Visi sunt Moises et Helias loquentes cum co in maiestate sua"
          Sur une autre face, entre la fenêtre et l'arcature donant sur le transept, qui fut détruite pour faciliter la pose de l'orgue, lorsque le Chapitre le transféra en 1768, dans cette partie de l'église, on pouvait voir recemment encore, dans un assez mauvais état de conservation et couvert de la poussière des siècles, c'est bien le cas de le dire, une série de médaillons disposés sur deux rangs, au-dessus les uns des autres, d'un diamètre de 83 centimètres, chacun représentant un buste de femme dans une attitude et avec des attributs particuliers. Une légende écrite en caractères gothiques de 3 centimètres de hauteur pour chaque médaillon, en même temps que le nom de la Sibylle qui y est représentée, l'objet de sa prédiction.
          Dans le premier, le seul qui soit assez bien conservé, est figuré une jeune femme ayant la main gauche ouverte et portant de sa main droite un cierge allumé. Au-dessous on lit : "Sibile Sibica aagée de XXIV ans a predit que JHS pour humain lignage viendroit rempli du saint Christ". {C'est certainement Saint Esprit}
          Dans le second, une jeune fille est représentée tenant d'une main une conque marine (biberon) avec la légende : "Sibile Cymeria aagée de XVIII ans a dit que la Vierge alectera son enfant, sans nul contredit".
          Les autres médaillons sont ou effacés ou couverts de poussière, on ne peut lire que les trois légendes suivantes :
"Sibile Cumana n'avoit que XV ans d'aage parfaicte, la nativité présidoit de JHS, souverain pontife".
"Sibile Europa aagée de XV ans recite que l'humble Vierge pucelle et son fils fuirent en Egypte".
"Sibile Erythrea de l'aage de XXV ans ; comment l'ange Gabriel prouva de la Vierge l'enfantement".
          Qui ne reconnaîtra dans le style à la fois assez naïf et gracieux de ces inscriptions, ce vieil idiome du XVIème siècle, incomplètement dégagé des tournures et des expressions latines qui devait un siècle plus tard parvenir à un degré de perfection qui n'a pas été dépassé depuis.
          Si l'on parcourt les bas-côtés du choeur, à gauche, on peut y voir, non sans étonnement, une série bien curieuse de têtes ; les unes, et c'est le plus grand nombre, d'un noble caractère, les autres grimaçantes et affligées d'une laideur repoussante comme pour stigmatiser les vices, dont elles sont les emblèmes.
          On peut aussi y voir trois gracieuses têtes de jeunes filles, l'une couronnée d'un riche diadème, les deux autres de feuillage, au-dessus desquelles l'artiste, pour écarter toute incertitude sur leur personnification, a gravé le mot sibilla en caractères usuels du XIIIème. Il y a là un témoignage irrécusable que dès cette époque l'Eglise affirmait par des monuments publics sa vénération pour ces vierges inspirées.
          Autrefois comprises des foules, ces charmantes figures sont inaperçues aujourd'hui des visiteurs indifférents qui réservent toute leur admiration pour celles portant un masque grotesque sur lesquelles s'est exercée l'imagination de l'artiste.
          Quant aux médaillons de la chapelle St Georges, ils ne pouvaient être connus avant la pose des orgues actuelles que de rares personnes. Maintenant que cette chapelle est complètement remplie des tuyaux de l'orgue, il est impossible de les apercevoir, et si jamais on donne suite au projet malheureusement abandonné de transférer l'orgue au-dessus de la porte d'entrée, ils apparaîtront à nos descendants comme un souvenir précieux à conserver d'une des époques les plus fécondes en oeuvres artistiques religieuses et profanes.


¹ Victor PETIT, Guide pittoresque dans la ville d'Auxerre, 1858.
² LEBEUF, Hist ecclesiast. et civile d'Auxerre, p. 588 et 598.

 

 

La cathédrale
Musique religieuse
Retour